De l’esprit critique

Texte d’avril 2019, de Marc Crépon_ Directeur du Département de philosophie, École normale supérieure. Il a été donné sous la forme d’une conférence, au Patronage Laïque Jules Vallès, le 26/02/2020.

         

C’était il y a quelques mois dans la banlieue parisienne. Une rumeur s’était répandue, selon laquelle des enfants avaient été enlevés par des Roms qui circulaient à bord d’une camionnette blanche. L’histoire n’est pas nouvelle et, comme tant d’autres, elle ne fait que répéter un scénario qui se reproduit, à intervalles réguliers.  Comme à chaque fois, il devait donc s’avérer très vite que cette nouvelle ne reposait sur aucun fondement et qu’aucune disparition suspecte, aucun enlèvement n’avaient été de fait signalés aux autorités qui en auraient apporté la confirmation. Pour autant, une poignée d’individus n’avait pas attendu que les faits soient avérés pour s’enflammer. Prompts à la vengeance, confondue avec un obscur sentiment de justice, ils n’avaient pas tardé à organiser une expédition punitive, attaquant et terrorisant un camp de roms. Laissant collectivement libre cours à leurs émotions, sans prendre le temps de vérifier l’information, de la recouper, de l’évaluer, sans imaginer même qu’il pouvait s’agit d’une fausse nouvelle, dont les motivations devraient être soupçonnées, sans se donner donc le temps de la réflexion, ils avaient aussitôt décidé de réagir, de la façon la plus immédiate (c’est-à-dire dépourvue de toute médiation) qui leur semblait la plus légitime — sans laisser non plus à la police et à la justice le temps d’enquêter, comme si elles devaient être d’emblée soupçonnées de ne pas savoir ou de ne pas vouloir  le faire.

 

          Il est probable que ceux qui s’autorisèrent ainsi à recourir à une violence illégitime n’attendaient que ce faux prétexte pour s’en prendre à une communauté, pour laquelle ils devaient éprouver depuis longtemps un sentiment d’hostilité. La rumeur à laquelle ils étaient si prompts à accorder leur crédit, leur propre xénophobie, la méfiance, la suspicion, sinon la haine, dont les Roms font l’objet, un peu partout en Europe, leur réputation de « voleurs de poules », tout cela devait les avoir depuis longtemps prédisposés à l’entendre, à la suivre et à la propager par le biais des réseaux sociaux. La preuve en est la promptitude avec laquelle des parents se précipitèrent au commissariat, avec leurs enfants, pour faire, en toute connaissance de cause, un faux témoignage, visant à faire croire aux autorités que ces derniers avaient fait l’objet effectivement d’une tentative d’enlèvement, alors qu’il n’en était rien. Autant dire que leur instinct de vengeance n’avait rien de spontané, qu’il s’inscrivait au contraire dans l’histoire d’une représentation collective et perpétuait l’héritage d’une caractérisation (celle des Roms comme un « peuple criminel »), dont ses faux justiciers n’avaient pas la moindre idée. Pas plus que n’avait dû les effleurer la conscience que leur « expédition punitive » rappelait aussitôt toutes celles qui auront pourchassé, terrorisé, quand ce n’est pas exterminé, sous des « prétextes » aussi fallacieux et meurtriers, d’autres communautés partout dans le monde : tous ces pogroms, tous ces lynchages, pour ne rien dire des génocides, qui se seront réclamés d’une même « sentiment de justice », pour donner droit à une obscure soif de sang, pour s’en prendre aux juifs, aux Noirs, aux Arabes, aux homosexuels, etc., etc. — non seulement en Europe et aux Etats-Unis, mais en vérité partout dans le monde, si l’on songe aux minorités musulmanes persécutées de nos  jours en Chine, en Birmanie  et ailleurs.

 

          Dans ce drame — car pour ceux qui en sont les victimes, la moindre attaque, dont ils font l’objet n’est jamais un fait divers [le fait n’est divers que pour ceux qui n’en ont pas subi la violence] —, dans ce drame, quatre points méritent d’être retenus. Ils concernent successivement le temps, le langage, le savoir et la violence elle-même. Le temps tout d’abord. Ce que les nouvelles technologies de l’information ont bouleversé — les réseaux sociaux, les messages qui se partagent, à un rythme effréné, les réponses qui s’adressent, de façon quasi-instantanée —, ce n’est pas seulement notre façon de communiquer, mais plus profondément encore, notre rapport au temps. Sauf à avoir la sagesse d’éteindre notre téléphone portable (ou de ne pas le regarder), nous nous astreignons à échanger des messages, du matin jusqu’au soir, à réagir à ceux que nous recevons, sans délai. Nous n’acceptons plus que la réponse soit différée, que le temps soit suspendu. C’est vrai de nos échanges quotidiens (des relations professionnelles, amicales et même amoureuses), mais ça l’est tout autant de tout ce qui relève aujourd’hui d’une réaction et d’une mobilisation collectives, qui font suite à un événement, dont la nouvelle (vérifiée ou non, toujours partielle) nous parvient par ce biais. La vitesse de propagation d’une rumeur sur les réseaux sociaux est à l’image de ce temps sans médiation : un temps brutal qui, tant dans nos relations privées que publiques, est propice aux malentendus. Tout s’accélère donc, à commencer par l’expression de nos émotions et de nos passions, si vite qu’une fois le coup parti, il n’est plus possible de revenir en arrière.

 

         De cette nouvelle temporalité découle un autre rapport au langage. La rapidité de la réaction, bousculée, précipitée, la variété des situations, dans lesquelles elle s’insère, comme un interstice, entre deux stations de métro, entre la poire et le fromage, au milieu d’une conversation avec d’autres qu’elle ne concerne pas, ne nous laisse plus le temps de choisir, avec discernement, les mots  qui nous permettront d’exprimer, de la façon la plus adéquate ce que nous voulons dire : les émotions, les sentiments et les pensées que nous inspire un événement de quelque ordre qu’il soit.  C’est alors que l’expression de « coup » prend toute sa signification. A répondre, à communiquer trop vite, sous le coup de ses émotions (la colère, la peur ou le ressentiment), on ne mesure jamais suffisamment l’effet de ses paroles. On le mesure d’autant moins que cet effet se produit à distance, de telle sorte que nous manquent irrémédiablement les signes de ce qu’elles produisent instantanément : la stupeur, l’effroi, la tristesse, la rage.  Qui n’a pas fait l’expérience de ces messages envoyés trop vite, sans qu’on ait suffisamment pesé ce qu’ils pouvaient avoir de blessant et sans qu’on puisse, une fois le mal fait, les rattraper après coup ? Ce qui est en question ici, ce n’est rien moins que le lien originel, le nœud entre notre expérience du langage et notre expérience de la violence.  Moins les mots que je jette sur les écrans de leurs destinataires sont pesés, réfléchis, mesurés, dans tous les sens du terme, plus ils sont potentiellement la source d’une violence aveugle. Si notre existence est essentiellement relationnelle, si elle est faite donc de ces relations qui depuis la plus petite enfance, nous lie à d’autres, et dont les traces, quel que soit leur destin, subsistent dans notre mémoire, il faut reconnaître que ces relations qui passent par le langage sont entrées dans une nouvelle dépendance et de nouvelles formes d’attente : celles-là même qu’ont créés et que modifient à un rythme accéléré les nouvelles technologies et les nouveaux supports de la communication. Le nœud de la temporalité, du langage et de la violence n’est donc plus tout à fait le même.  Et cela pour au moins deux raisons. La première, on l’a vu, est l’accélération. La seconde qu’exemplifie la puissance des réseaux sociaux, est l’étendue, incontrôlable et indéterminée de cette relation. Ce qui est désormais possible, c’est pour quiconque d’entrer en communication avec simultanément des milliers d’individus qu’il ne connaît pas. C’est autrement dit la démultiplication redoutable des effets de sa parole.  Revenons-en au drame, que nous évoquions à l’instant : l’expédition punitive, dont on fait l’objet les camps de Rom à Bobigny. On aimerait connaître d’où la rumeur est partie, mais plus encore les mots qui ont été utilisés pour lui donner l’ampleur qu’elle a connue et pour qu’il soit si difficile de l’éteindre, quels étaient au départ les termes mêmes dans lesquels la fausse nouvelle a pris corps et ceux qui, par ricochet, ont déclenché le passage à l’acte.  On aimerait savoir de même si la violence était calculée, si elle était intentionnelle, s’il y a eu manipulation, ou si tout est arrivé non pas par hasard, mais sous l’effet d’un enchaînement provoqué par le langage utilisé.

 

          Le troisième point, c’est donc le savoir. Comment peut-on aujourd’hui encore se laisser prendre au piège de rumeurs meurtrières, quand tant de savoirs devraient éveiller notre vigilance – à commencer par l’histoire, les sciences politiques, la philosophie, la psychanalyse, la littérature et même le cinéma, qui n’est pas la moindre forme d’expression susceptible de nous rappeler l’injustice foncière de ces supposés « appels à un sentiment de justice » ? Nous devrions nous rappeler, parce que tous ces savoirs nous l’apprennent, que ces appels ne se traduisent pas autrement que par une incitation à la violence, quand ce n’est pas un appel au meurtre, en d’autres termes qu’ils ne sont jamais synonymes de justice.  Ainsi suffisait-il de quelques connaissances historiques pour situer la rumeur qui appelait à se « venger » des Roms, dans la longue série de celles qui, sans davantage de fondements ni de preuves, mais pour d’aussi obscures raisons (le racisme et l’antisémitisme), auront depuis toujours fonctionné exactement de la même façon, vouant une communauté déterminée, accusée de tous les crimes (et très souvent, car c’est une constante, d’infanticide) à la vindicte populaire. Or situer la rumeur dans un telle série (évoquer à son sujet le lynchage des Noirs orchestré par le Ku Klux Klan et les suprématistes blancs aux USA ; les ratonnades pendant la guerre d’Algérie, les pogroms perpétrés par les Cosaques dans les villages d’Ukraine et de Biélorussie), c’est déjà sans doute apprendre à s’en méfier, mais c’est plus encore se donner les moyens de repousser, de détester et finalement de combattre, avec la plus grande fermeté et la plus grande intransigeance, la violence qu’elle a pour objet de justifier, de légitimer, sinon d’encourager, comme la loi du plus fort qu’elle entend imposer. Ensuite, il aurait suffi  de mobiliser également quelques connaissances en psychanalyse pour se souvenir qu’au nombre des pulsions primitives que tout le travail de la civilisation nous permet de refouler, il y a ce plaisir-désir de meurtre, qui sommeille en chacun de nous comme un fonds de violence obscure ; et que précisément parce que cette pulsion n’est que refoulée, elle ne disparaît jamais, elle n’est pas éradiquée et elle menace à tout moment d’être libérée, comme c’est le cas, lorsqu’on s’abandonne, dans une sorte d’ivresse partagée, au goût de violence collective. Ce n’est pas rien de le savoir, s’il est vrai que cela devrait nous apprendre à nous méfier de nous-mêmes, à prendre du recul, chaque fois que ressurgit en nous, que rôde autour de nous, la tentation d’une telle violence.  Quant à la littérature et le cinéma, ils nous montrent deux choses essentielles qui tiennent à la complexité des histoires singulières, où la violence fait irruption. Du côté des bourreaux, ils nous rappellent les mécanismes, les héritages indus (l’éducation, la religion, le milieu social) qui préparent et déclenchent son passage à l’acte. Du côté des victimes, elle met en évidence que, chaque fois, c’est des êtres singuliers que la violence attaque, des vies singulières qu’elle brise. Elle nous avertit qu’il y aura toujours quelque supercherie à faire comme si la violence pouvait être analysée exclusivement à partir de ces causes (globalement) et non pensée d’abord et prioritairement selon ses effets — c’est à dire ses conséquences les plus concrètes. Que savaient ils les membres de cette expédition punitive de ceux et celles dont ils sont venus incendier le campement, qu’ils ont outragé, meurtri et menacer de mort ? Que savaient-ils de la dureté leur vie, de leur misère, de leurs errances ? Rien, parce que cela ne les intéressait pas, parce qu’ils étaient aveuglés par leurs préjugés qui commencent toujours par enfermer des êtres singuliers, complexes, irremplaçables et toujours dignes de respect, dans des catégories particulières, dont le ressort est toujours de permettre à ceux qui les utilisent d’ignorer cette complexité. Ce n’est évidemment pas la seule vocation de la littérature et du cinéma, mais on peut dire que, chaque fois qu’il s’attachent à des personnages, c’est exactement l’inverse qui se produit. Lorsqu’ils affrontent la violence, la première chose qu’ils mettent en évidence est que celle-ci s’en prend toujours à des êtres uniques, irremplaçables, insubstituables qui ont chacun leur richesse propre — et que celle-ci dépasse infiniment ce que nous pouvons en connaître, quand nous les réduisons à une catégorie abstraite.

 

        Vous vous demandez sans doute ce que tout cela a à voir avec l’esprit – et plus explicitement l’esprit critique, comme il a été annoncé.  Nous y venons précisément. Vous l’aurez sans doute déjà compris, c’est, en effet, par un autre rapport au temps, au langage et au savoir – et peut-être aussi à la violence – que nous allons tenter de le définir. L’esprit sans doute n’est pas dépourvu lui aussi de ces formes d’instantanéité. Un mot d’esprit est un mot qui fuse, qui part comme une flèche et dont l’ironie peut très bien s’avérer cinglante et dévastatrice. Lui aussi ne mesure pas toujours ses conséquences sur ceux qui en font les frais, quand sa flèche est une pointe qui vise à ridiculiser celui vers lequel elle est dirigée, ou à tourner en dérision ses propos. Du langage, il se fait alors une arme de destruction intime, dont les effets connus sont la honte et l’humiliation, à plus forte raison quand « avoir de l’esprit » consiste à mettre les rieurs de son côté, aux dépends de ceux sur lesquels il s’exerce. Là encore, on ne dira jamais assez combien les réseaux sociaux ont démultiplié la puissance de la moquerie, de la raillerie, aux limites de l’outrage, qui sont les formes les plus blessantes et donc les plus négatives, de cet esprit. Ce n’est donc en aucun cas dans ce sens que doit être entendu l’adjectif « critique » dans la notion d’esprit critique, dont nous allons chercher à cerner les contours. Et puisque, selon une méthode philosophique éprouvée, nous commençons par des déterminations négatives, disant donc tout ce que l’esprit critique n’est pas, il nous faut poursuivre en soulignant qu’il ne saurait être davantage confondu avec ce qu’on désigne sous le nom de « mauvais esprit ».  S’il est vrai que « faire preuve de mauvais esprit » consiste à tout voir en négatif, ou encore à tout dénigrer, dans un mécontentement principiel et permanent, à tout voir du mauvais côté, il importe de souligner que ce n’est précisément en aucun cas une posture de cet ordre que désigne la notion « d’esprit critique ».

 

           Et si tel est le cas, c’est que la notion de « critique » est, par définition, contraire à une telle attitude. Si l’on a pu soutenir, à l’instant, que faire preuve d’un mauvais esprit relevait d’une posture — celle-ci fut-elle une souffrance, le signe d’un mal-être, sinon même d’une difficulté à trouver sa place dans le monde —, c’est que le « mauvais esprit » est habité par le principe d’une opposition systématique. Tout le révulse, tout le révolte, rien ne le satisfait. Il n’est pas rare alors qu’il soit animé d’une colère sourde contre les autres, contre le monde entier, que rien ne peut apaiser. Du même coup, les images, les discours qu’il perçoit sont moins considérés pour eux-mêmes qu’ils ne sont des instruments au service de la négativité, dont il a fait le sceau de son existence.  C’est cette systématicité et cette instrumentalisation négative des images et des discours qui sont contraires à l’esprit critique. Car ce qu’il faut entendre, dans la notion de critique, c’est d’abord le discernement. Critiquer, c’est trier, séparer, délimiter des contours, tracer des frontières, celles-ci fussent-elles fragiles, sinon même poreuses. Et cela suppose un apprentissage : celui qui permet de distinguer le vrai du faux, le vraisemblable à la fois de l’invraisemblable et du « certain » et du prouvé. C’est aussi, confronté à un discours, autant qu’à des images, à plus forte raison quand elles poussent à la violence, exercer son esprit à se poser les bonnes questions, pour être sûr de ne pas être trompé ou manipulé.  

 

         Essayons de rentrer un peu plus dans les détails. Comment cet esprit s’exerce-t-il ? Pour les images, il s’agit de s’interroger à la fois sur leur provenance et sur leur facture. Demandons-nous donc (voilà la critique) qui les a produites, quels intérêts défend celui qui organise leur diffusion, voire qui les a commandées, analysons les objectifs qu’il poursuit. Et s’il est avéré, comme c’est toujours le cas, que loin d’être spontanées, ces images font l’objet d’un calcul, interrogeons-nous sur ce qui est calculé ! Quant à leur facture, c’est encore plus simple. Toute image suppose une double opération : un cadrage et un montage. Cela signifie tout d’abord qu’une image offerte au public est autant déterminée par ce qu’elle montre que par ce qu’elle cache, ensuite que la façon dont elles s’enchaînent, leur rythme, leur succession, leur répétition répondent à des enjeux précis. Voilà le problème avec les images, elles organisent autant la visibilité que l’invisibilité des phénomènes qu’elles sont censées nous dévoiler. En d’autres termes, elles ne montrent que ce qu’elles veulent bien montrer. Qu’il importe, d’un double point de vue, éthique et politique, d’en prendre conscience, on le conçoit aisément. Songeons aux images de guerre et à la façon dont elles constituent, aujourd’hui plus que jamais, avec les nouvelles technologies, l’instrument de propagande le plus puissant, participant de cette « culture de l’ennemi » qui vise à rendre l’adversaire haïssable. Faute de leur démontage (qui consiste à montrer donc comment elles sont montées et cadrées) — démontage qu’on appellera donc critique (parce qu’il permet de faire le tri et, par là même, de prendre de la distance) —, on courra toujours le risque, de rester captif des stratégies que déploient leur fabrication et leur diffusion pour s’emparer de nos émotions – captif et donc passif.  Voilà le paradoxe. Nous croyons naïvement que court-circuiter le temps de la réflexion et de l’analyse, c’est se montrer actif, mais c’est tout l’inverse qu’il faut dire. Agir dans ces conditions, c’est faire montre au contraire de la plus grande passivité devant les facteurs, toujours douteux, qui déterminent notre action.

 

          Quant aux discours, on en dira un plus d’ici un moment. Soulignons simplement pour commencer qu’ils appellent plusieurs opérations, constitutives d’un « esprit critique ». Sans doute, la question de leur source demande-t-elle une vigilance et une acuité égale à celles que nécessitent les images. Mais les discours exigent encore autre chose : une interprétation qui obéisse à des règles précises, susceptibles, en droit, d’être reconnues et partagées par tous. Interpréter : voilà peut-être le concept décisif. Ce n’est pas rien, en effet, qu’une interprétation. Car, pour qu’un tel geste soit nécessaire, il faut d’abord reconnaître l’opacité constitutive de notre expression, quelles que soient nos opinions et nos convictions :  rien moins que ce défaut de transparence qui tient à la nature même du langage. Pour peu qu’on s’intéresse aux langues, rien n’est univoque. Et l’équivocité qui en résulte est à la fois une chance et une menace. Qu’il n’y ait pas de discours qui soit absolument transparent, à plus forte raison quand ses enjeux sont à ce point politiques qu’ils engagent la vie des autres, est une chance, parce que cela laisse du champ à d’infinis prolongements.  Entendons par-là que rendre droit à la nécessité d’une interprétation revient à reconnaître que la compréhension n’est pas immédiate, mais différée, le temps de l’étude et de la réflexion. Mais cela revient à prendre acte également que les sens donc n’est pas arrêté une fois pour toutes et surtout que personne n’en détient la clef, de façon exclusive et définitive.

 

        C’est un point décisif, si l’on veut comprendre en quoi l’esprit critique constitue un recours contre la violence. Parmi les voies multiples qui précipitent dans son engrenage, il faut compter, en effet, la certitude de détenir une vérité indiscutable.  Revenons au drame dont nous sommes partis initialement. Et mesurons la différence considérable entre deux attitudes. La première se résumerait de la façon suivante « J’ai lu, on m’a dit, que les Roms étaient des voleurs d’enfants, j‘ai la certitude que c’est vrai ; ce crime ne doit pas rester impuni ». La seconde, à l’inverse, s’opposerait à toute précipitation de cet ordre, en s’interrogeant dans ces termes : « Une rumeur circule, selon laquelle des enfants seraient menacés d’enlèvement par la communauté Rom. Est-ce vérifié ? Qui a intérêt à le faire croire ? N’est-ce pas une nouvelle façon de stigmatiser une communauté qui l’est régulièrement, un peu partout en Europe ? Ces mots-là qui excitent la haine ne sont-ils pas depuis toujours pris dans une histoire qui devrait nous inciter à quelque vigilance et quelque recul. Après tout, je n’ai aucune certitude que tout cela ne relève pas, une fois de plus, d’une manipulation de l’opinion ». Ce n’est pas un hasard si la seconde formulation (qui est celle de l’esprit critique) est plus longue que la première (celle de la certitude dogmatique) ; elle prend plus de temps, parce qu’elle pose des questions complexes qui réclament distance et humilité.

 

            Quelle distance ? Quelle humilité ?  Avant toute chose, une distance à l’égard de soi-même. Si faire preuve d’esprit critique suppose qu’on reconnaisse la nécessité des médiations (celle des savoirs, comme on l’a vu, mais aussi du dialogue avec d’autres, dont la perception et l’interprétation diffèrent des miennes), le présupposé en est nécessairement un aveu d’ignorance. Voilà donc ce qu’admet un esprit réellement critique, de façon principielle : il ne sait pas tout, il n’a pas la science infuse et il ne saurait se passer de l’éclairage que d’autres que lui, autrement informés et instruits, peuvent lui apporter — que cet éclairage lui vienne de leurs écrits (livres, conférences, articles de journaux) ou de la parole vivante.  On voit par là le contre-sens qu’il importe avant tout d’éviter : il n’y a rien de moins « critique » que la certitude orgueilleuse (ou vaniteuse) de tout savoir mieux que les autres et de tout pouvoir critiquer, sur un ton de grand seigneur. Pas plus qu’on ne devrait se représenter l’esprit critique comme un esprit chagrin, solitaire, replié sur lui-même. Ce qu’il faut imaginer, au contraire, c’est que l’esprit n’assume pleinement cette vocation « critique », dont nous tâchons de cerner les contours, que dans la mesure où il s’insère dans une communauté plurielle, à laquelle il s’adresse et avec laquelle il interagit. C’est – disons-le nettement - parce qu’il reconnaît dans la pluralité des pensées, des opinions et donc des interprétations le premier des recours pour combattre l’uniformisation des consciences sous le joug d’une pensée unique qu’il constitue une force politique, dont nous verrons d’ici un instant qu’elle est constitutive de la démocratie.  

 

         Ce faisant, l’esprit critique a deux ennemis, deux façons d’être et de faire d’autant plus redoutables qu’elles sont toujours exclusives, discriminantes et potentiellement meurtrières. Il n’est pas difficile d’en deviner les noms, qui sont synonymes de menace et de danger : le dogmatisme et le fanatisme. Ces deux attitudes, l’esprit critique n’a de cesse de les combattre, sachant, d’une certitude pour une fois absolue, qu’elles sont dans le monde une source inépuisable de malheur et de misère. C’est un combat interminable.  Le dogmatisme et le fanatisme ont en commun d’instaurer le règne de la fausse clarté et des fausses évidences. Il n’y a rien à interpréter, rien à discuter dans ce qu’ils soutiennent. C’est pourquoi partout où ils s’imposent, sous le joug d’une autorité (que ce soit celle d’une secte, d’une religion, d’un parti, d’une Eglise), ils fuient, fustigent et pourchassent l’esprit critique, avec les moyens dont ils disposent : l’anathème, la censure, la coercition. Ils y mettent toute leurs forces, ils y emploient tous les relais dont ils disposent dans la société, parce que c’est tout l’inverse que propose et que met en œuvre une « pensée critique ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est pas premièrement le choix de la clarté qui la caractérise, mais le parti-pris de la confusion. Prenant d’assaut la forteresse des fausses clartés, le rempart des fausses évidences, l’esprit critique sème la confusion. Voilà pourquoi il dérange les pouvoirs institués. Pour s’exercer en toute liberté il doit (c’est son devoir et sa vocation) s’accepter préalablement, et s’imposer comme un facteur de désordre. Si tout était clair d’emblée (parce que les autorités en auraient décidé ainsi), il va de soi, en effet, qu’aucune clarification ne serait nécessaire. L’affaire serait depuis toujours entendue et nous n’aurions plus qu’à acquiescer passivement aux « vérités » qu’on nous impose, sans prendre la peine de les examiner et de les discuter.  On comprend mieux dès lors l’abime qui sépare l’esprit critique du dogmatisme et du fanatisme. Le désir de « clarification » qui désigne un mouvement de la pensée, son devenir et peut-être même son progrès, suppose d’abord qu’on prenne la mesure de ce qui reste confus, quoi qu’on en dise et qu’on veuille nous faire croire.  C’est la part de son incrédulité, sans laquelle il n’est rien, parce qu’elle est le commencement même (voilà le mot) de sa résistance à ce qui menace toujours l’esprit, à savoir rien de plus et rien de moins que son asservissement.  

 

         Un dernier mot pour conclure. Il concerne le lien entre « esprit critique » et « démocratie ». L’un ne va pas sans l’autre. S’il est vrai que la démocratie se distingue des autres régimes politiques en ceci qu’elle fait de la protection de la diversité des opinions et des croyances un principe intransigeant, elle implique que ces opinions et ces croyances puissent être également passées au crible du jugement et qu’aucune ne soit sacralisée, sanctuarisée, en d’autres termes, mise à l’abri d’un examen critique. Pas plus que ne saurait l’être l’action des gouvernements. Réciproquement, un esprit critique ne saurait soutenir d’autre régime que « démocratique ». Toute autre position (le soutien à une dictature, civile ou militaire un régime autoritaire, une théocratie) reviendrait pour l’esprit, à se reconnaître ipso facto des limites qui ne tiendraient pas à sa propre finitude (c’est-dire à l’esprit lui-même, faillible, jamais suffisamment éclairé), mais à des forces extérieures qui les lui imposeraient (l’Eglise, le parti unique, l’armée), décidant autoritairement ce qui peut à la rigueur être critiqué et ce qui ne saurait l’être sous peine  de poursuites. Soutenir de tels régimes, comme il est arrivé malheureusement, y compris à de grands esprits (savants penseurs, poètes) de le faire, ce n’est rien moins pour l’esprit qu’une servitude volontaire qui a l’effet d’une automutilation.

 

Marc Crépon

Avril 2019